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Fool’s Ouverture

Mon texte le plus travaillé, construit et poli, au moins sur la forme. Rédigé à l’occasion d’un concours de nouvelles dont le thème était: « Courage, fuyons! ». Pas facile de développer suffisamment les ressorts narratifs dans l’espace imposé des 4 pages maximum! À l’époque, j’étais engagé dans un projet étudiant nommé: « Copenhague (d’après le sommet de Copenhague de 2009), et si ça s’était passé autrement? », ceci expliquant sans doute cela…  Une poignée de références/clins d’œil pas tellement évidents sont à débusquer pour le lecteur motivé.

Version PDF: Fool’s Ouverture

Une version « unabridged » est également consultable (uniquement en PDF), l’espace supplémentaire ayant été employé à étoffer et à éclaircir le propos.

Version « unabridged » PDF: Fool’s Ouverture (Unabridged)

Paskambink man, tai nejuokinga nebėra.*-
Petr Rūkas, journaliste au Verdakcio, mit fin à l’appel.* Rappelle-moi, je ne trouve plus ça drôle

18.12.09 : Signature du Traité de Copenhague

«Nous sommes arrivés.»
La voix du chauffeur tira Petr de sa rêverie. Il tira de sa poche de quoi payer et sortit du véhicule.
Devant lui, le naufragé de l’immense panneau du parking déserté scrutait imperturbablement
l’horizon de son air résolu. De part et d’autre de sa tête coiffée d’un chapeau de fibres tressées, on pouvait lire les mots: « Robinson Center » et « Keep On Hoping ». Cela faisait quinze ans que Petr ne croyait plus à la devise du centre, et huit ans qu’il la tournait en dérision dans ses articles, mais aujourd’hui, avec Vaiva injoignable depuis une semaine, la lecture de ces trois mots grotesques le mit dans une fureur noire.

02.03.10 : Création du Robinson Center à Edison, New-Jersey

«Je ne ferai pas ça si j’étais toi» fit une voix derrière lui au moment où il s’apprêtait à reconvertir son portable en projectile.
La silhouette imposante d’Ed Gesny, Directeur des Relations Publiques de Robinson, occupait
presque entièrement l’entrée du petit hall réservé à la presse. Deux décennies passées à exercer «le job le plus dur au monde», comme Gesny lui-même l’avait souligné à maintes reprises au cours de leurs entrevues, avait changé le jeune homme enrobé de Copenhague en obèse notoirement alcoolique et héroïnomane. Seuls ses yeux éternellement moqueurs rappelaient à Petr quel homme Ed «Dreamseller» Gesny avait été autrefois.
«Allez mon vieux, autant faire ça vite.»

23.05.12 : Traité de Bergen: 5% du PIB mondial est alloué au Robinson Center

Les deux hommes remontèrent en silence le hall et cheminèrent lentement en direction du bureau de Gesny, situé à l’extrémité de l’aile est du bâtiment. Toutes les portes qu’ils passèrent étaient fermées, et l’endroit avait l’air aussi vivant que Padang après le tsunami de 2118.

08.04.14 : Submersion de l’île de Willingli, les Maldives disparaissent de la carte

«Je suppose que c’est pour Yellowstone» commença Ed, ses doigts boudinés pianotant l’accoudoir de son fauteuil en simili-cuir.
Son interlocuteur ne se donna pas la peine de répondre. Gesny eut un sourire peiné.
«Si tu le prends comme ça, Petr… Je suppose que tu connais déjà la position officielle de l’ONU sur le sujet. Tu sais comme moi que la raison invoquée est tout à fait valable…»

05-09.15 : «Summer of Storms»: les dégâts sont estimés à $450 milliards

«…Cessons de tourner autour du pot Ed, veux-tu? Yellowstone, Toba, Taupo. Trois sites remplis jusqu’à la gueule de bombes H, et je suis sûr qu’il y en a d’autres, comme je suis sûr qu’ils se situent aussi sur une caldeira ou sur un supervolcan. Bon sang Ed! À quoi jouez-vous ici?»
«Vingt ans que cette planète se coupe aux quatre veines pour Robinson, vingt ans que tu me sors les mêmes salades sur l’avancée des recherches, vingt ans que tout se détraque de jour en jour, et maintenant, ça! Mais je suppose que tu ne peux pas en parler non plus…»

17.02.18 : Tsunami à Padang, 700.000 morts et disparus dans la seule ville

«Sacré vieux, je suis rudement content de m’être trompé sur ton compte, finalement» fit Gesny avec un grand sourire. Petr ne s’attendait certainement pas à ça.

27.05.20 : Bergen II: 10% du PIB mondial est alloué au Robinson Center

«C’était en 2114 je crois» fit il soudainement, après un assez long silence.
«Pardon?»
«Oui, définitivement 2114… Un dix juin pour être précis.» Il se retourna vers Rūkas et le dévisagea profondément. «Le dix juin 2114, un type est rentré dans mon bureau pour me dire qu’il était trop tard.»
«Trop tard pour quoi?»
«Pour la Terre pardi! Évidemment, il était impossible d’annoncer cela à nos concitoyens, aussi
avons nous continué à chercher, sans trop savoir quoi. Et puis, d’un coup, une idée géniale!» Il
claqua des doigts sous les yeux de Petr.

29.10.21 : Xī Wàng, le dernier panda géant, meurt à 35 ans dans sa réserve de Beijing. La Chine déclare un jour de deuil national

«…Mars, mon vieux! Mars, que les Américains avaient vaguement commencé à terraformer au début des années 2060…»

13.01.22 : Collision entre deux supertankers au large des Îles Diomède. La densité
écologique du détroit de Bering tombe à 0,002

«…Les résultats ont été spectaculaires. En moins de dix ans, tout était en place, la planète prête à recevoir les premiers colons. Mais qui choisir? Nos navettes n’ayant pas un nombre illimité de places, nous avons tranché: seuls les meilleurs spécimens de notre espèce auraient la chance de repeupler Mars. Et, sans fausse modestie, Robinson regroupait jusqu’à très récemment la crème de la crème: quand j’ai dit que nous étions vendredi tout à l’heure dans le couloir, j’aurais du préciser LE vendredi.» Il s’arrêta pour consulter sa montre.
«Ils doivent être sortis de l’orbite terrestre à l’heure qu’il est…»

09.22 : Offensive de l’Euphrate: l’Irak et la Syrie attaquent la Turquie après que cette dernière ai révélé son intention de construire un nouveau barrage sur le fleuve

«…Mais, et les autres? Et nous?» hurla Rūkas, qui tremblait maintenant comme une feuille
«Ah, je savais que ce sujet t’intéresserait particulièrement…»

20.11.24 : Accords SALT IV: l’ONU prend possession des dernières armes nucléaires de la planète

«…Bref, nous avons réuni toutes les vieilles armes nucléaires qui rouillaient dans leurs silos et les avons placé à des endroits, mmm, stratégiques, comme tu l’as découvert. L’idée est de tout faire péter dans deux jours, et, avec un peu de chance, réveiller un ou plusieurs de ces gros pépères. Le résultat, en cas de succès, sera bien entendu terrible. Au pire, nous changerons la planète en monument à la mémoire de la bêtise humaine. Au mieux, nous déclencherons un nouvel âge glaciaire qui décimera la faune et la flore terrestre, scellera probablement la fin de la civilisation moderne, et laissera le temps à nos colons de se développer en paix. Qui sait, après quelques millénaires, quand la Terre sera redevenue un environnement viable, ils reviendront peut-être par ici. À eux de décider…»

12.07.26 : Le rapport Tahadhari estime que les déserts couvrent à présent 40% des terres émergées

Ed Gesny se tourna vers l’homme avec qui il partageait la pièce, et fronça les sourcils en voyant son ancien ami prostré sur son siège, les yeux fous, les lèvres répétant le même mot encore et encore sans qu’il puisse en saisir le sens. Il s’accroupit au niveau de la bouche de Rūkas et tendit l’oreille.
« VaivaVaivaVaivaV-»

16.02.27 : Bergen III: 15% du PIB mondial est alloué au Robinson Center

«…Oh, tu as raison, j’allais oublier, quel étourdi je suis! Tu me considères peut-être comme la pire des ordures depuis vingt ans, sans doute à raison, mais bosser ici n’a pas que des inconvénients. Il se trouve qu’un des vaisseaux avait une place de libre, et j’ai pensé… Enfin, ils auront besoin d’elle là-bas pour leur rappeler de ne pas tout bousiller trop rapidement…»

31.08.28 : L’Australie refuse d’accueillir les 50 millions de réfugiés climatiques du Bangladesh et sort du Pacte de Malé

Gesny alla vers la fenêtre et contempla longuement le ciel voilé. Après un moment, il retourna vers son bureau en sifflotant, et commença à ranger ses affaires comme s’il s’agissait d’un vendredi tout à fait normal. Dans son fauteuil, Petr n’avait toujours pas récupéré, mais ce n’était plus son problème.
Ed Gesny prit sa cape de pluie et son chapeau et marcha vers la porte.

10.03.29 :

Crocodile

Une nouvelle écrite pour un autre concours sur le Warhammer Forum. Cette fois-ci, il y avait une liste de contraintes rigolotes, parmi lesquelles les participants devaient en choisir trois. Les miennes ont été:

  • Ne pas utiliser « il »
  • Obligation de joindre au texte un morceau de musique qui soit intimement lié au texte, d’une manière ou d’une autre
  • Placer ces trois mots à un moment ou à un autre dans le texte : piège, embrasser, crocodile

Pour la deuxième contrainte, le morceau choisi a été Crocodaïl de Jacques Higelin. Et comme je venais de tomber sur un reportage consacré aux terribles effets de la drogue du même nom parmi la communauté des junkies de Russie…

« Ni pitié ni cadeau/ En tenaille/ Entre les crocs du crocodaïl/
Ni drapeau ni médaille/ Serré dans les mâchoires du crocodaïl/
Pris dans ses entrailles/ Crocodaïl/
Pris dans ses entrailles/ J’donnerais pas cher de ta peau »

Version PDF: CROCODILE

La vibration me remonte jusqu’à l’omoplate presque aussi rapidement que la balle jaillit hors du canon du flingue. Ce dernier tourne son regard noir, cyclopéen, vers le ciel gris de Sestroretsk. Le recul. Pourtant c’est un petit calibre que celui de Iouchka, une arme de fillette. Iouchka aurait eu 15 ans dans quelques semaines.

Quinze mètres plus loin, sur le trottoir couvert de neige que la fumée des voitures a rendu charbonneuse, Matveï Limonov glisse vers le sol comme un phoque plongeant dans un trou de la banquise. Son gros ventre laisse derrière lui une traînée rouge sur le glace sale et qui n’en finit pas de fondre sous les pas de l’industrieux peuple russe la journée, pour mieux se solidifier à nouveau la nuit venue. Je crois que je l’entends dire quelque chose alors que sa glissade de phoque l’amène lentement vers moi. C’est tout aussi bien, je ne me sens pas au mieux, et marcher m’est difficile.

Sa tête, lourde, blême et fripée, avec ses joues flasques reliées l’une à l’autre par des lèvres molles et encore plus bleuies qu’à l’habitude, se relève vers moi. Les yeux de Matveï ne sont pas, comme on pourrait se l’imaginer, semblables à ceux d’un porc. Ronds et doux, ses yeux évoquent plutôt le bœuf placide que rien ne surprend jamais, à moins de s’approcher vraiment près pour pouvoir voir cette minuscule pupille, perdue dans ce volume monstrueux de graisse et de chair, se dilater et se rétracter avec fureur, tandis que son gros corps ne peut que rester stoïquement immobile, ce qui peut passer pour de l’indifférence pour ceux qui ne savent pas où regarder. C’est Senia qui m’a appris ça, lui qui a passé tant de temps à regarder les bêtes dans sa ferme de Pervomaïsk. Un grand gaillard ukrainien qui a vécu toute sa vie à la campagne, une force de la nature. Piter l’a broyé, avalé et recraché en moins de 20 mois, et maintenant, sa famille peut attendre longtemps avant d’avoir des nouvelles.

Les yeux de Matveï n’expriment pas de surprise. Un peu de douleur, un peu d’incompréhension, et surtout beaucoup de colère. Pas contre moi, contre lui-même. La vie des dealers de Piter est faite de choix à faire et de risques à prendre. Me rencontre ce soir là était un mauvais pari, et Matveï doit s’en vouloir à mort de tomber sous les balles d’un petit con anonyme comme moi, un junkie comme des milliers d’autres. J’ai envie de lui dire: « Et oui mon gros, c’était un piège, et t’es tombé en plein dedans » ou quelque chose comme ça. Parler des minutes et des minutes entières pendant que son sang fait fondre la neige autour de lui, sans être interrompu. Lui expliquer que je fais ça pour tous les frères et sœurs de galère qui ne se réveilleront plus jamais à cause de sa came. Me présenter comme l’ange de la vengeance, le bras armé de tous les drogués de Sestrotesk. Franchement, j’ai la flemme. En plus, je sais encore pertinemment que ce serait dire des conneries. J’ai été prévenu des conséquences de ce petit jeu débile dès mon plus jeune âge. Je savais ce que je faisais tout du long. Ma seule erreur a été de croire que l’on pouvait se sevrer à la volonté seule quand on vit une vie de merde, et que vos derniers amis ne le resteront qu’aussi longtemps que tu partageras ta dose avec eux. À force de me croire plus malin que tout le monde, je n’ai réalisé que j’étais en train de me casser la gueule qu’au moment où j’ai touché le fond. Je ne pense pas avoir le courage nécessaire pour m’en sortir.

Je reviens brusquement à ce que je fais à la faveur d’une bourrasque glaciale. J’aurais pas du sortir en T-shirt, mais j’avais donné ma parka à Dmitri le jour où lui et sa copine sont passés par la fenêtre du squat. Leur dernier trip. La main de Matveï m’agrippe la cheville. Ses lèvres bougent et ses yeux implorent, mais je n’ai pas envie de lui laisser croire que je comprends, ça me donnerait mauvaise conscience et ce qui me rend le plus malade, plus que les doses frelatées et bien trop rares à mon goût de ces dernières semaines, c’est de réaliser que je suis une sous merde. J’avais tellement de principes. Avant.

Matveï ne bouge plus du tout maintenant. Ses yeux de bœuf sont plongés dans la contemplation du trottoir, et d’une bonne partie de son cerveau par la même occasion. On dirait un gros bébé en train de téter l’asphalte. La pétoire de Iouchka manque de pouvoir pénétrant, mais à bout touchant, c’est plus un problème.