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Crocodile

Une nouvelle écrite pour un autre concours sur le Warhammer Forum. Cette fois-ci, il y avait une liste de contraintes rigolotes, parmi lesquelles les participants devaient en choisir trois. Les miennes ont été:

  • Ne pas utiliser « il »
  • Obligation de joindre au texte un morceau de musique qui soit intimement lié au texte, d’une manière ou d’une autre
  • Placer ces trois mots à un moment ou à un autre dans le texte : piège, embrasser, crocodile

Pour la deuxième contrainte, le morceau choisi a été Crocodaïl de Jacques Higelin. Et comme je venais de tomber sur un reportage consacré aux terribles effets de la drogue du même nom parmi la communauté des junkies de Russie…

« Ni pitié ni cadeau/ En tenaille/ Entre les crocs du crocodaïl/
Ni drapeau ni médaille/ Serré dans les mâchoires du crocodaïl/
Pris dans ses entrailles/ Crocodaïl/
Pris dans ses entrailles/ J’donnerais pas cher de ta peau »

Version PDF: CROCODILE

La vibration me remonte jusqu’à l’omoplate presque aussi rapidement que la balle jaillit hors du canon du flingue. Ce dernier tourne son regard noir, cyclopéen, vers le ciel gris de Sestroretsk. Le recul. Pourtant c’est un petit calibre que celui de Iouchka, une arme de fillette. Iouchka aurait eu 15 ans dans quelques semaines.

Quinze mètres plus loin, sur le trottoir couvert de neige que la fumée des voitures a rendu charbonneuse, Matveï Limonov glisse vers le sol comme un phoque plongeant dans un trou de la banquise. Son gros ventre laisse derrière lui une traînée rouge sur le glace sale et qui n’en finit pas de fondre sous les pas de l’industrieux peuple russe la journée, pour mieux se solidifier à nouveau la nuit venue. Je crois que je l’entends dire quelque chose alors que sa glissade de phoque l’amène lentement vers moi. C’est tout aussi bien, je ne me sens pas au mieux, et marcher m’est difficile.

Sa tête, lourde, blême et fripée, avec ses joues flasques reliées l’une à l’autre par des lèvres molles et encore plus bleuies qu’à l’habitude, se relève vers moi. Les yeux de Matveï ne sont pas, comme on pourrait se l’imaginer, semblables à ceux d’un porc. Ronds et doux, ses yeux évoquent plutôt le bœuf placide que rien ne surprend jamais, à moins de s’approcher vraiment près pour pouvoir voir cette minuscule pupille, perdue dans ce volume monstrueux de graisse et de chair, se dilater et se rétracter avec fureur, tandis que son gros corps ne peut que rester stoïquement immobile, ce qui peut passer pour de l’indifférence pour ceux qui ne savent pas où regarder. C’est Senia qui m’a appris ça, lui qui a passé tant de temps à regarder les bêtes dans sa ferme de Pervomaïsk. Un grand gaillard ukrainien qui a vécu toute sa vie à la campagne, une force de la nature. Piter l’a broyé, avalé et recraché en moins de 20 mois, et maintenant, sa famille peut attendre longtemps avant d’avoir des nouvelles.

Les yeux de Matveï n’expriment pas de surprise. Un peu de douleur, un peu d’incompréhension, et surtout beaucoup de colère. Pas contre moi, contre lui-même. La vie des dealers de Piter est faite de choix à faire et de risques à prendre. Me rencontre ce soir là était un mauvais pari, et Matveï doit s’en vouloir à mort de tomber sous les balles d’un petit con anonyme comme moi, un junkie comme des milliers d’autres. J’ai envie de lui dire: « Et oui mon gros, c’était un piège, et t’es tombé en plein dedans » ou quelque chose comme ça. Parler des minutes et des minutes entières pendant que son sang fait fondre la neige autour de lui, sans être interrompu. Lui expliquer que je fais ça pour tous les frères et sœurs de galère qui ne se réveilleront plus jamais à cause de sa came. Me présenter comme l’ange de la vengeance, le bras armé de tous les drogués de Sestrotesk. Franchement, j’ai la flemme. En plus, je sais encore pertinemment que ce serait dire des conneries. J’ai été prévenu des conséquences de ce petit jeu débile dès mon plus jeune âge. Je savais ce que je faisais tout du long. Ma seule erreur a été de croire que l’on pouvait se sevrer à la volonté seule quand on vit une vie de merde, et que vos derniers amis ne le resteront qu’aussi longtemps que tu partageras ta dose avec eux. À force de me croire plus malin que tout le monde, je n’ai réalisé que j’étais en train de me casser la gueule qu’au moment où j’ai touché le fond. Je ne pense pas avoir le courage nécessaire pour m’en sortir.

Je reviens brusquement à ce que je fais à la faveur d’une bourrasque glaciale. J’aurais pas du sortir en T-shirt, mais j’avais donné ma parka à Dmitri le jour où lui et sa copine sont passés par la fenêtre du squat. Leur dernier trip. La main de Matveï m’agrippe la cheville. Ses lèvres bougent et ses yeux implorent, mais je n’ai pas envie de lui laisser croire que je comprends, ça me donnerait mauvaise conscience et ce qui me rend le plus malade, plus que les doses frelatées et bien trop rares à mon goût de ces dernières semaines, c’est de réaliser que je suis une sous merde. J’avais tellement de principes. Avant.

Matveï ne bouge plus du tout maintenant. Ses yeux de bœuf sont plongés dans la contemplation du trottoir, et d’une bonne partie de son cerveau par la même occasion. On dirait un gros bébé en train de téter l’asphalte. La pétoire de Iouchka manque de pouvoir pénétrant, mais à bout touchant, c’est plus un problème.